Des décombres de la scène politique ivoirienne
Lettre ouverte à M. Pascal Affi N’Guessan, président du Front populaire ivoirien
Cher Aîné, Monsieur le Président, « Débarrassez la scène politique ivoirienne de toutes ses décombres » ! Telle est la consigne que vous auriez donnée, en votre qualité de président du Front populaire ivoirien et directeur de campagne du candidat Laurent Gbagbo, à un groupe de femmes ivoiriennes organisées en mouvement de soutien à votre action. Ce fut au cours d’un meeting, le samedi 29 septembre 2007, à la Place Ficgayo de Yopougon, dans l’antre des «Jeunes Patriotes». J’ai lu le compte-rendu de cet événement dans Notre Voie, n° 2798 du 1er octobre 2007.
Par décombres, vous faisiez inéluctablement allusion aux leaders politiques des partis d’opposition, principalement à MM. Henri Konan Bédié et Alassane Dramane Ouattara, respectivement présidents du PDCI et du RDR. Moins que les programmes de ces deux hommes ou leurs bilans antérieurs à la tête de l’Etat, vous faisiez allusion à leur longévité politique et à leur âge.
Sur le mot décombres, je voudrais, avec vous, jeter un regard critique et, ensuite, faire quelques commentaires. Je tiens à préciser que je n’ai nullement l’intention de m’ériger en censeur de la scène politique ivoirienne ou en porte-parole des leaders politiques cibles de vos piques et philippiques. J’interviens ici en qualité de citoyen ivoirien ordinaire soucieux de la paix civile dans notre pays.
Le Petit Robert situe l’origine du mot décombres en 1611. Il le définit en ces termes : «amas de matériaux provenant d’un édifice détruit». A ce mot, le Petit Robert rattache gravats et ruines.
Le Littré associe au vocable décombres l’idée de «matériaux brisés qui demeurent après qu’un bâtiment est démoli». C’est aussi, selon le Littré, des «terres et graviers qu’on tire de dessus une carrière pour aller jusqu’à la bonne couche». Plus explicitement, le Littré indique que les décombres sont l’amas de matériaux d’un édifice qu’on a démoli ou qui s’est écroulé, amas toujours destiné à être enlevé ; alors que les ruines sont les restes d’un édifice que le temps a endommagé, restes abandonnés à eux-mêmes ou respectés comme monument.
Comme on le voit, les acceptions du mot décombres renvoient à un certain nombre de réalités. Ce mot fait penser à rebuts, à vestiges, à détritus, à déchets, à ordures. Il réfère à ce qui est appelé chez les Akan, et précisément les Baoulé, «Houphouët», c’est-à-dire les immondices. Il s’agit de ce qui est gâté, pourri, avarié, qui ne sert plus à rien et doit être jeté à «Houphouësou» ; dans la terminologie d’aujourd’hui, on parlerait de ce qui va à la Décharge d’Akouédo, lieu où les déchets toxiques furent déchargés en août 2006.
Ce mot porte une charge dépréciative. La symbolique qu’il suggère est foncièrement négative. Il traduit le dédain, le mépris, l’arrogance. Prononcé dans un cadre de délire collectif comme la Place Ficgayo de Yopougon, son effet est démultiplié et devient, dans l’oreille de gens chroniquement abreuvés à la propagande et à l’intoxication, la graine de la haine, pour ne pas dire le vecteur de la violence.
Votre discours de Yopougon fait peur. Il fait penser à une certaine adresse à Daloa, il y a quelques années, au cours de laquelle vous aviez traité l’ancien président de pneu réchappé. En août dernier, vous aviez parcouru la région d’origine de M. Bédié, ce terroir qui est aussi le vôtre, pour le traiter encore de reliques, contre toute règle de bienséance et de tradition ivoirienne. Ce discours et les précédents traduisent votre intention de voir les partis politiques ivoiriens de l’opposition et leurs leaders, principalement le PDCI et M. Bédié, enterrés. Votre dessein est de réduire le PDCI et le RDR en vestiges de l’Histoire, plutôt que de les affronter dans un jeu politique régulier, ce qui exige un minimum de civilité, d’honnêteté et de tolérance.
Devant l’agressivité de votre discours à l’endroit des leaders de l’opposition, face à votre récurrente association de vos adversaires politiques à un passé que vous vous efforcez de noircir en vue de les tuer mentalement, pour ne pas dire physiquement, je voudrais, en ma qualité de votre cadet, vous interpeller.
En vous, je voudrais interpeller le Grand Frère, l'Aîné, l'homme sage et pondéré, doté de la haute conscience des valeurs du terroir que sont le respect de l’âge, la courtoisie envers son adversaire, l’acceptation de la différence de l’autre par rapport à soi. Je voudrais vous interpeller parce que je ne doute pas que vous êtes un homme bon, un cadre compétent, un politique averti. Je sais que vous vous êtes laissé induire en erreur pour croire que la politique est une scène de théâtre, un jeu ou tout est permis, pourvu qu’on gagne.
N’êtes-vous pas l'auteur de cette formule honteuse : « On gagne ou on gagne » ? Je voudrais, cependant, vous passer ce mot de Michel Noir prononcé en 1988, à la veille de l’élection présidentielle française, à l’adresse de ses amis de la Droite qui lorgnaient du côté du Front national : « Mieux vaut perdre l’élection que de perdre son âme ».
Cher Aîné, Monsieur le Président, n’essayez pas de changer votre nature ; ne portez pas le masque de la politique de la haine, de l’invective gratuite ou de la surenchère. Ne perdez pas le sens de la dignité. Vous dirigez l’un des trois grands partis politiques de Côte d’Ivoire. Cela exige de vous un comportement de responsabilité. Il ne faudrait pas que la chienlit s’installe dans notre pays avec vous comme précurseur ou éclaireur.
Hier, Premier-Ministre, vous aviez demandé une trêve sociale. Aujourd’hui, à la suite de la signature de l’Accord de Ouagadougou, le chef de l’Etat a exigé de toute la Nation un comportement empreint de retenue, de tolérance et de sagesse pour accompagner le processus de sortie de crise. Si la formation politique dont il est issu donne toujours dans l’invective, quel résultat obtiendra-t-il de l’opposition ?
Cher Aîné, Monsieur le président, n’est-il pas possible de faire la politique sans animosité dans notre pays ? Pourquoi ne pas vous intéresser qu’aux programmes de vos adversaires, ce qu’ils ont fait et promettent de faire, ce qui vous paraît impossible de réaliser de leur part, mais surtout ce que vous avez fait et comptez faire et le poids de votre bilan qui justifierait un autre mandat des Ivoiriens en votre faveur ?
Je vous écris de loin, des Etats-Unis et vous apprends que vos positions ne font pas honneur à notre pays. Les échos que j’en reçois de certains compatriotes et amis de notre pays sont négatifs. Les différents fronts que vous êtes en train d’ouvrir ne nous éloignent pas du spectre de la violence politique.
Cher Aîné, Monsieur le Président, quels que soient leurs âges, leur bilans ou leurs programmes, les leaders et formations politiques de l’opposition ne sont pas les décombres de la scène politique ivoirienne.
Les vestiges du jeu politique ivoirien sont notre incapacité de nous accepter, notre propension à vouloir toujours avoir raison, sur tout et contre tous. Les rebuts de la politique sont la manipulation, le mensonge, la roublardise. Les immondices de la politique ivoirienne, qui doivent être à jamais incinérés, sont la prédation de l’économie, l’instrumentalisation de l’école à des fins politiques, la dépravation de la jeunesse, les abus de pouvoir. Les ordures et la crasse de l’espace public ivoirien résident dans l’intolérance, la politisation du judiciaire, la violation des droits humains, les assassinats politiques, l’impunité.
Cher Aîné, Monsieur le président, veuillez, s’il vous plaît, jouer pleinement votre rôle de leader politique en vue de désenvoûter l’espace public ivoirien de la haine et de la violence, et en faire un cadre promoteur de l’excellence pour les jeunes générations.
Emmanuel Y. Boussou
Etats-Unis, le 2 octobre 2007