Chacun de nous passera, tous nous trépasserons, seule la Côte d'Ivoire demeurera
Je voudrais m’adresser ici à mes sœurs et
frères militants du Front populaire ivoirien (FPI) et aux admirateurs du
président Laurent Gbagbo qui n’osent pas s’afficher comme membres de son parti.
Je voudrais leur parler en toute liberté, mais du fond du cœur. Je le fais à
partir de ce qu’ils considèrent comme une contention qu’ils auraient avec moi,
suite à mes écrits précédents au chef de l’Etat.
Je voudrais dire, d’entrée, que la liberté
de m’exprimer sur la vie publique ivoirienne, que je revendique, échoit à tout
citoyen ivoirien. Par conséquent, je n’entrevois nullement un débat sur le
principe du droit des partisans de M. Laurent Gbagbo d’être en désaccord avec
les positions que je défends ou de me porter la contradiction, s’ils le
veulent, sur des questions de fond.
Ce que je voudrais dénoncer a trait à la
propension de certains séides du chef de l’Etat de se comporter
en sicaires pour porter le glaive à tout Ivoirien ayant des vues contraires à
celles de leur maître sur la conduite des affaires de l’Etat ivoirien. Cela est
dangereux, car symptomatique de la pensée unique et de pratiques dictatoriales.
Il est d’évidence que je ne demande pas aux
femmes et hommes de pouvoir et leurs ouailles de me choyer, de me cajoler ou de
m’encenser. Par ailleurs, je ne suis pas naïf pour croire qu’exposer des points
de vue sur des trames de lutte pour la quête, la conquête ou la conservation du
pouvoir au détriment de la recherche de la paix et de la cohésion nationale me vaille
des fleurs.
Que ceux qui ne conçoivent pas la
République en dehors de leur mainmise sur tous les appareils d’Etat ou de la
préservation du pouvoir d’un clan ressentent des urticaires à la lecture
d’écrits bousculant leurs certitudes est d’importance mineure. Ce qui est,
cependant, préoccupant, c’est leur intention de réduire au silence ceux qui ne
pensent pas comme eux. Contre le terrorisme intellectuel et la violence
physique et verbale pour imposer l’autocensure, j’exige, pour tout Ivoirien, la
latitude de se prononcer sur la gestion des affaires de son pays. En effet,
« sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur » (Beaumarchais,
dans le Mariage de Figaro).
Comme Tiburce Koffi, Venance Konan, Denis
Kah Zion et bien d’autres Ivoiriens, j’ai une appréciation de la gestion de la
crise, dans notre pays, qui ne s’inscrit pas dans le schéma de la propagande de
lutte de libération nationale conçu par le pouvoir ivoirien, véhiculé et exécuté
par des réseaux internes et externes. Il est vrai qu’au début de ce conflit,
j’avais fait écho à ce discours dans mes écrits, étant donné que l’attaque
armée était partie de l’extérieur.
Mais, au fur et à mesure que le leadership
de la rébellion se dévoilait et précisait ses revendications, suite aux
premières difficultés de mise en application des accords de Linas-Marcoussis, tenant
compte de la boucherie de mars 2004 et des errements de novembre 2004, je me
suis fait une idée beaucoup plus précise des enjeux de la crise. Ces enjeux
sont, à mon avis, le pouvoir et les convulsions sociales entretenues par les
chapelles politiques et les structures satellites érigées au sein de la société
civile pour sa conquête et sa gestion au profit d’un clan. De mon point de vue,
les déterminants du conflit sont essentiellement endogènes.
Oui, tout porte sur ce pouvoir et les prébendes
qui s’y rattachent, dont des liasses de billets de banque qu’on négocie, en
catimini, avec des pollueurs de la Côte d’Ivoire et assassins des Ivoiriens,
pour certainement étouffer la vérité concernant les complicités internes. Ce
pouvoir pour lequel on fait usage du mensonge et de la roublardise, on élimine
physiquement tous ceux qui gênent et on pousse la Côte d’Ivoire dans un abîme
total. Ce pouvoir qui enivre, rend aveugle et fou ; ce pouvoir qui est éminemment
important pour qui le tient. Ce pouvoir qu’il faut arracher à tout prix et
conserver par tous les moyens. Ce pouvoir qui ne se partage point, ne se cède
jamais. Ce pouvoir qui se prend de force, de hautes luttes. Ce pouvoir qui est
de valeur étalon ou valeur cardinale.
N’étant pas un homme de pouvoir, je ne
saurais fermer les yeux sur le drame que vit notre pays par les effets
mortifères de la lutte pour et au nom du pouvoir. N’étant pas dans les
compromissions qu’impose la logique de pouvoir, appelée aussi raison d’Etat, je
ne connais pas la langue de bois. Face au désarroi, à la désolation et au
tourment des populations ivoiriennes, l’acquisition ou la conservation d’un
pouvoir par un clan ou un autre importe peu. Arriver à la paix entre les filles
et fils d’une même Nation me semble plus important que tout.
Pendant les trois derniers mois de l’an
2006, j’ai écrit quatre textes publiés sur le portail Abidjan.net. Deux de ces
écrits ont concomitamment paru dans Le Nouveau Réveil. La publication de ces textes m’a valu toutes
sortes d’avanies, d’injures, de grossièretés, sur lesquelles je ne voudrais pas
revenir ici. Ce que je voudrais noter porte sur l’inanité, la fatuité et la
vanité de l’agressivité, des intimidations et des menaces dans le débat
d’idées, surtout lorsqu’il s’agit de questions relatives à la vie publique d’un
pays.
Ceux qui ne comprennent rien à ce que
j’écris aujourd’hui peuvent, à satiété, m’insulter, si cela leur procure un tant
soit peu de réconfort et leur donne la certitude d’une certaine puissance. Ils
seraient portés à m’agresser physiquement ou à tenter de me nuire que cela
n’altérerait en rien mes convictions. Demain, avec du recul, j’espère que
certains d’entre eux réaliseront que la vérité et la raison ne sont pas plus à
eux qu’à moi et que l’amour de la patrie est à nous tous, même si nous
l’exprimons différemment.
L’ampleur du pourrissement de notre pays
dépasse des circonspections d’ordre sentimental, d’état d’âme, de soutien
aveugle à une coterie. A mon sens, ce qui prime n’est point relatif à un cas
d’orgueil. Il ne s’agit nullement de prévenances à un leader ou de la
préservation des rentes d’un clan.
Il est question de la survie d’une Nation,
celle qui est prise en otage par un groupe de femmes et d’hommes, pour assouvir
leurs intérêts égoïstes sous prétexte qu’ils livrent une guerre de libération à
un pays, à ses dirigeants et à ses hommes d’affaires à qui ils cèdent pourtant
tout pour se maintenir dans le lucre du pouvoir. Il s’agit essentiellement de
sortir la Côte d’Ivoire des griffes de la rébellion et de tout autre groupe de
prédateurs pour la désenvoûter du mensonge, de la mystification et de la haine,
afin de l’engager dans un processus de reconstruction nationale.
La Côte d’Ivoire, notre patrie, n’est plus
celle qu’elle était en 1999, ou même en 2000. Que dire de ce que nous voyons
depuis septembre 2002 ? Le même pays, une aire géographique identique, ce cadre
physique et humain, creuset, jadis, d’un génie certain d’intégration, s’offre à
notre observation. Mais, la Côte d’Ivoire apparaît, aujourd’hui, sous le prisme
des balafres de la rébellion.
Notre commune Maison Ivoire est marquée
par les scarifications de la lutte armée ; le pays est à jamais rongé par la haine, détruit
par des intrigues politiciennes sans fin. Il est froissé, fissuré, déchiré. De
par la faute de ses filles et fils, notre patrie est défigurée. Les ambitions
politiques et le lucre du pouvoir on rendu la Côte d’Ivoire méconnaissable.
Mais, en dehors du pouvoir, quels sont les enjeux des luttes qui ont cours dans
notre pays depuis la mort du président Houphouët-Boigny ? Quel degré
faudrait-il que la décrépitude de notre commune Maison atteigne pour nous
interpeller et susciter en nous un sursaut d’orgueil ?
Hier, certains de mes sœurs et frères,
militants du RDR, exerçaient des actes de vandalisme sur mon véhicule garé au
pied de l’immeuble de l’un des leurs, à qui je rendais visite, dans le Bronx, à
New York, parce qu’ils m’auraient entendu m’exprimer dans ma langue maternelle
avec mon fils en descendant de la voiture. D’aucuns me laissaient des menaces
dans mon répondeur automatique. D’autres voulaient me lyncher, au cours de
leurs manifestations, dans les rues de Manhattan.
Pendant le premier trimestre de l’an 2004,
un militant du FPI, que je considère comme un ami de toujours, m’appela pour me
dire ceci : « C’est toi qui suggères, dans tes écrits, aux autorités
ivoiriennes de laisser Alassane Ouattara se présenter à l’élection
présidentielle. Je te préviens, si tu mets les pieds en Côte d’Ivoire, tu seras
buté ». Cette menace n’a en rien modulé la teneur et le rythme de mes
contributions aux discussions sur notre pays, encore moins la fréquence de mes
visites sur la terre de nos ancêtres.
En 1999, des responsables du RDR ont écrit,
à mon employeur, pour se plaindre de mes prises de position sur la vie publique
ivoirienne, qui n’étaient pas à leur goût, et exiger que je sois sanctionné. Aujourd’hui,
ils me saluent, lorsque nous nous voyons, et nous rions, pour ne pas pleurer,
de nos incompréhensions d’hier, sans acrimonie, sans rancune et sans haine. Nous
savons que par nos positions antérieures, nous avons contribué à la destruction
de notre commune Maison Ivoire, parce que nous avons été incapables de nous
parler et de nous écouter. Avec les leçons que nous tirons de nos erreurs d’hier,
nous arrivons à une conclusion partagée : la Côte d’Ivoire est toujours la
même, quand bien même elle serait divisée en deux, et elle est à nous tous !
Un parti politique est construit sur un
corpus d’idées exprimées sous la forme d’un programme s’appuyant sur une
idéologie. Il est l’œuvre de femmes et d’hommes qui se constituent en mouvement
pour conquérir le pouvoir et l’exercer au bénéfice de l’ensemble des habitants
d’un pays. Si le pays, la Nation et l’Etat sont projetés et établis dans la
durée, les femmes et hommes, ainsi que les instruments à leur service, à savoir
les partis politiques et les programmes qu’ils conçoivent et exécutent, sont
dans le mouvement. Ils passent, alors que la Nation reste. De fait, sublimer un
leader politique, envisager son action comme une œuvre d’absolue valeur procède
de la vanité.
Nous savons qu’il n’est aucun leader
politique qui soit éternel, comme aucune formation politique ne pourrait régenter
la Côte d’Ivoire ad vitam eternam. Un parti politique est comme un être humain.
Il naît, prospère et s’étiole. Quels que soient la force de son idéologie, la
clairvoyance de son leadership, le degré de vitalité de ses militants, la
pertinence de son programme, son action est inscrite dans le temps et ses
vérités dans le relatif, point dans l’absolu. Un parti politique se forme en
vue de participer à l’édification d’une Nation.
En ce qui nous concerne, tout passe, seule
la Côte d’Ivoire demeure. Ceci suggère que les contradictions relatives à l’organisation
et à l’animation de la vie publique de ce pays sortent du carcan des passions
haineuses, du fétichisme clanique et de l’incantation démagogique pour se gérer
dans la retenue, la générosité et l’humilité, avec, en prime, un esprit de
fraternité, de tolérance et d’amour.
Emmanuel Y. Boussou
Etats-Unis, le 1er mars 2007